L'art dans son absolu répare

Article de Marie-Edith ROBINNE , artiste et psychanalyste (extrait de la revue Post'Art 7)


    En indiquant dans son absolu, je veux parler de l'art sans ajout de mots, d'explications, l'art de par sa présence seule permet à celle ou celui que le contemple de se connecter à un registre immédiat. Ce registre nourrit, nous rend vivant. Il nous relie à des espaces internes souvent ignorés ou oubliés. Il nous rend sensibles.

 

Je parle avant tout des œuvres picturales qui sont du registre de l’image, que ce soit une représentation figurative ou abstraite, et plus précisément la peinture. Je postule que la peinture qui régulièrement est mise aux orties, et toujours revient, pose une note, ténue, subtile, mais continue. Ce continuum anime le peintre qui laisse une trace, ou celle ou celui qui la contemple.

 Un atelier d’artiste ©Georg Hallensleben

                            Une palette de peinture ©Marie Bueno photo SA


 

  Cette vibration, ce registre agit sans conscience, sans postulat, par sa seule présence. Elle résonne en nous. Elle porte en elle à la fois la durée et la constance tout en faisant effraction par l’émotion. Nous voilà saisis, attrapés, tout autant par la force de l’image et la note qu’elle laisse en résonnance.

Ainsi la peinture de par sa seule présence, le seul fait d’exister depuis la nécessité, l’urgence, la passion de celle ou celui qui l’exprime, convoque le monde, le public qui la regarde ou qui l’ignore.

L’œuvre picturale nous connecte à l’intime de chacune. Elle nous ramène dans un lieu interne d’avant les mots, d’un espace d’éternité et réactualise ce qui « est » pour toute personne.

L’œuvre picturale nous appelle en un lieu parfois oublié, parfois mis en déshérence et qui aspire à la mobilité et au mouvement.

La peinture nous éclaire avec constance sur notre historicité : d’où je viens et vers où je vais. La peinture est trace. Juste une trace. Cette trace a la puissance de l’évocation, du souvenir, de l’émotion, du tangible mais aussi de l’intangible. Elle questionne et nous interroge, peut-être nous éclaire sur un espace inconnu, une aspiration, et crée de la reconnaissance. Retrouver une familiarité sensible.

Créer c’est oser mettre à jour son unicité, sa singularité, tendre à cette expression intime de soi qui a besoin de la trace pour que cela puisse faire œuvre de reconnaissance. Pour que nous puissions nous regarder, nous reconnaître dans notre identité à un moment particulier. Cela passe par cette trace qui va faire intercession. Sans explications, sans justifications.

La peinture pose ce paradoxe de mettre au dehors une singularité, celle de l’artiste qui a tracé et en même temps de créer une proximité, de faire appel à une sensibilité commune qui nous relie à l’humanité tout entière, passée et présente sans oublier notre humanité en devenir.

Contempler c’est se nourrir de cette expérience de création. C’est tenter de percer le mystère de l’artiste. Tenter de faire le tour du champ de la création. La peinture, l’œuvre picturale fait alors médiation pour nous permettre de voir cette autre dimension humaine, universelle, qui est en nous, mais si près de soi, qu’elle est invisible. Pour que nous puissions sentir cette part de nous qui porte intrinsèquement une forme d’étrangeté. L’art se fait alors messager et nous raconte nos espaces intimes, les plus fragiles, questionnant l’inconnu.

Cette expérience est rendue possible et supportable car elle se vit dans une expérience commune. Nous voilà renvoyé à une dimension collective. Cette expérience collective rassure, soulage, réconforte, soutient l’expérience intime.

Et ainsi d’atteindre au sacré. C’est-à-dire de ce qui en nous est inaliénable et mérite toute notre attention. En fait, celui qui contemple se parle à lui-même. En face, il y a l’œuvre qui nous altère mais qui en retour ne sera pas altérée. On peut toucher du doigt en regardant cet espace inaltérable, cet espace d’éternité.

Il y a aussi une gratuité dans la création. Avant que l'œuvre n’intègre le marché de l’art et devienne un élément constitutif d’un métier.  D’ailleurs, il est indispensable d’oublier cette notion de valeur marchande pour créer en liberté.  Sinon nous nous retrouvons à coller à un principe de réalité qui annihile de facto toutes manières de jouer. Jouer comme forme d’expérimentation qui convoque la joie et l’enthousiasme, sans objectif ni expectative. Créer, c’est jouer et donc entrer dans un champ de l’enfance où mourir n’existe pas, ou plutôt mourir n’est pas un problème, puisque je peux revivre, recommencer, tout autant de fois que mon jeu l’exige.

 

 

Une artiste à l’œuvre ©Marie Bueno photo SA

De la calligraphie ©Marie Bueno photo SA



L’art met à jour notre singularité mais aussi convoque l’altérité. La création arrive toujours par surprise. Elle créé un décalage entre nos représentations, nos habitudes. Elle peut même ressembler à une forme de ratage.  Que celle ou celui qui crée, pour elle/lui ou à destination de l’autre, va devoir vivre l‘expérience de supporter cette nouvelle forme. Cette expérience du désastreux car nous ne reconnaissons pas ce qui s’exprime. L’inconnu désarçonne, bouscule et peut même profondément faire souffrir, Provoquer rage et colère. Le désastreux déstabilise l’œuvre en cours. L’œuvre alors résiste, nous tend, et nous demande de nous déplacer dans nos fondements.

La résistance de l’œuvre picturale est parfois très violente, brusque, impérative.

Dans cette incompréhension, nous faisons expérience de l’altérité. Cet espace a priori de non- rencontre, de non- compréhension de l’inconnu, de ce qui nous est totalement étranger. Il faut alors du temps pour apprivoiser cette forme donnée à voir, cette forme transcrite et qui ne nous ressemble pas. C’est alors que celui ou celle qui regarde, celle ou celui qui contemple sera si nécessaire. Afin de nous aider à supporter la forme qui advient.

Il faut également du temps pour évaluer nos propres valeurs. Reconnaître que cette nouvelle forme de création peut s’intégrer à notre esthétique et au-delà à notre propre éthique. A moins qu’elle ne soit si lointaine, si en dehors de ce qui nous constitue, qu’il est alors nécessaire de la refuser. La création nous renvoie à réaffirmer notre intégrité. Dire oui ou dire non. Accueillir ou mettre à distance. Affirmer ou contester. La création nous exhorte alors à choisir.

Devant l’enjeu du réel, c’est à dire le mouvement toujours surprenant de la vie et de ses méandres, il s’agit de nous interroger dans l’être ensemble, l’être au monde et sur notre finitude. L’art répare car il tisse des bouts de rien, des penses bêtes, des objets magiques, il permet les rituels qui créent des ponts, des assurances que la vie dans sa continuité est toujours là. 

 

Enfin le « sans mot », « l’avant les mots » n’altère pas le mystère, et permet aussi de le supporter. Nous acceptons volontiers de ne pas tout comprendre d’un artiste et de son œuvre. Il devrait en être ainsi pour tous. Cela nous donne à expérimenter cet élan du cœur (positif ou négatif d’ailleurs) sans forcément savoir, avec cet espace d’incertitude, d’incompréhension supportable.

Une interprétation musicale ©Marie Bueno photo SA                           © Photo Marie-édith Robinne

L ’Art, celui qu’on regarde ou celui qu’on pratique, nous renvoie au désir. Ce désir vital d’être au monde dans notre unicité et d’y trouver notre place. Avant même de donner du sens ou de ressentir une émotion au contact d’une œuvre. Au-delà de la proximité ou au contraire de l’éloignement mis en mouvement dans la contemplation d’une œuvre. Quand je dis contemplation cela peut être une contemplation méditative d’une peinture, ou l’écoute d’une pièce musicale, mais aussi la contemplation immersive quand on assiste à une pièce de théâtre ou une rave party.

Dans ce temps de contemplation indépendamment de l’esthétique de l’œuvre que nous validons ou nous rejetons, quelque chose répare : nous faisons l’expérience partagée de l’expression de la singularité de l’autre. Nous sommes l’accueil, le monde, en portant notre regard et notre attention à l’expression de celui qui s’essaie au jeu de la création. Dans cet accueil que nous vivons sans percevoir forcément son importance et sa fonction, nous expérimentons par procuration ou délégation, l’expérience de la singularité de l’autre. Et cette expérience va se sédimenter pour peu à peu donner la force d’exprimer ce que nous sommes dans notre singularité.

 

Jusqu’au moment où l’art va permettre la rupture. Le choc de la différence, du nouveau, et d’un nouveau saut dans l’inconnu. Ainsi d’œuvre en œuvre, d’expérience de création en expérience de création, de contemplation en contemplation, nous vivons le temps qui s‘écoule, réajustant notre rapport au monde et à l’autre, intégrant peu à peu notre finitude.