" Créativité : vie ou survie ? "

Article de Marie-Edith ROBINNE , artiste et psychanalyste (extrait de la revue Post'Art 8)


Vaste question que décider de passer de la survie à la vie. J’ai bien dit décider, et la piste que je vais explorer est le chemin de la créativité. Devant l’enjeu du réel, c’est à dire le mouvement toujours surprenant de la vie et de ses méandres, il s’agit de nous interroger dans l’être ensemble, l’être au monde. La créativité est une bonne piste.

 

Sommes-nous si souvent en survie ?

La plupart du temps, oui. C’est dans un processus assumé qui nous demande de lâcher la survie pour la vie et ce processus est long. Rappelons simplement que dès qu’il y a deux personnes, il y a violence. Il y a choc de la différence. Cela frotte, grince, démange. L’altérité effraie car derrière cette peur, cette terreur même nous avons la croyance chevillée au corps que ce sera, ou vous ou moi. Là dans un premier réflexe. Parce qu’il y a distance, séparation,  éloignement ou bien au contraire confusion. Parce qu’il y a étrangeté. Ou au contraire trop d’amalgames. Et là, ça colle, ça englue. Ça asphyxie. Comment faire, comment être au monde, dire ce que je suis dans une approximation et réussir à nous entendre nous reconnaître dans notre spécificité dans un dialogue fertile ? Pour supporter cette rencontre nous allons mettre du « même », nous allons rechercher ce qui est commun, pareil, similaire….Et pour cela nous allons nous adapter ou demander à l’autre de s’adapter.

 

La créativité est là de toujours. Elle est au début confondue dans le désir. Dans notre être au monde. Je la vis, je la ressens. Elle me fait vivante, elle me traverse. Elle se conjugue avec la vibration, avant la parole, avant le sens. Elle rejoint la sensation, la notion de plaisir ou de déplaisir. Elle témoigne de ma manière d’être au monde. Elle raconte comment je suis vivante. Comment la vie m’honore comme je l’honore. Elle m’inscrit dans le monde en lien avec le monde, participante du monde, porteuse du monde, devenir du monde. J’en fais l’expérience secrète. Elle me suivra tout au long de ma vie, réactivée ou refoulée selon mes nécessités vitales. Elle remplace le sens quand le non-sens prend toute la place.

 

La créativité je la définis comme une formidable autorisation à être. Moi : unique, particulière avec tous mes subterfuges, mes ruses et ma manière de biaiser pour être en vie plutôt que rester en vie. Car rester en vie c’est faire comme on me dit de faire, comme m’a appris à faire, comme il est de bon ton de faire. Cette créativité elle va m’accompagner enfant et m’aider à grandir en soutien de ce mouvement où nous apprenons à nous inscrire dans un lien social, à respecter les règles de cette communauté.

 

La créativité que nous aurions nommée en d’autres temps l’imagination. Cet espace qui nous permet d’inventer une autre histoire, qui nous permet à la fois d’intégrer et d’accepter ce qui nous constitue, le système auquel nous appartenons,  nous donnant accès à l’imitation. Ainsi du haut de nos 3 ou 4 ans, nous sommes comme papa et maman. Nous pouvons conduire des voitures, nous faisons l’école à nos poupées, nous devenons des aventuriers extraordinaires. Ainsi même dans des situations dramatiques, un enfant est capable de jouer, de s’inventer un monde où les licornes sont aussi répandues que les chevaux, où un morceau de carton devient maison enchantée, carte magique ou vaisseau spatial. Où le futur est plus doux, plus tranquille et je ne suis plus seule. Car la créativité nous définit dans le lien (conte de fée, amis imaginaires ou parfois ennemis jurés à combattre coûte que coûte). Nous sommes avec, nous sommes ensemble même si je ne comprends rien.

Avec la créativité ou l’imagination, l’enfant va s’approprier le monde, lui donner la forme qu’il l’entend et donc se rassurer sur son pouvoir à dominer le monde. Imaginez- vous tout petit avec ce monde infiniment grand. Ce monde qui vous écrase, vous

anéantit parfois. Le monde peut beaucoup mais face à la capacité enfantine de le transformer, le monde ne peut pas grand-chose.

Voilà l’enfant maître du monde et de son destin. Il entre dans la fonction symbolique qui lui permet de s’extraire de la réductibilité de la vie. Car l’enfant possède une autre qualité : il sait intimement la différence entre la vie, la mort et le système de survie.

Ces deux qualités sont complètement liées et vont s’estomper avec le temps ou plutôt vont être reléguer dans les profondeurs de l’oubli ou du refoulement. Car ce sont des qualités qui peuvent devenir encombrantes quand on doit s’adapter à la tribu à laquelle nous appartenons et que la raison prend le pas. Ce qui ne veut pas dire que nous ne serons plus créatif mais nous ne nous en rendons plus compte et nous mettons notre créativité au service de la survie plutôt que de la vie.

En grandissant, nous adhérons à des systèmes de pensées, à des croyances, à des qualités qui nous permettent de trouver notre place dans notre famille, notre bande de copains. Cette adaptation est promesse d’un « être ensemble » : l’inscription du lien social bien entendu, le sentiment d’appartenance et cela nous renvoie dans notre intime à une histoire première, aux origines de notre vie : être aimé, être reconnu, être vu, être accueilli.

Cette adaptation nécessaire nous ajuste dans le groupe. Cette adaptation qui en nous inscrivant dans une place, pose le fondement du lien social et du respect de la loi.

Ainsi nous passons de matrice en matrice : famille, école, entreprise. A chaque matrice plus ample, nous devons trouver de nouveaux repères, réajuster notre place, nous définir dans nos interactions avec les autres. Bien entendu, nous commençons toujours par prendre une place qui nous est dévolue en croyant prendre la place de notre individualité Ce masque qui nous est imposé avec sollicitude et que nous acceptons avec joie : cette manière bien humaine de nous inscrire dans un collectif, de nous y reconnaître en croyant nous incarner dans notre identité, alors que nous sommes pris dans la représentation collective de nous-même bien éloignée de notre être profond.

Et la créativité dans tout cela : c’est cet appel auquel nous avons à répondre. Cet espace où ce n’est plus le monde qui nous façonne mais nous qui osons nous façonner face au monde. C’est abandonner cette illusion que je façonne le monde. C’est faire l’expérience d’un être soi qui m’engage dans une relation à l’Autre.

Ainsi explorer notre créativité à l’âge adulte c’est revenir sur des sentiers connus mais oubliés. C’est aussi et surtout, en accueillant la surprise et l’étonnement la meilleure façon de nous familiariser avec l’étrange, l’inconnu. Parce que notre personnalité est toujours en devenir.

Si c’est si évident pourquoi est-ce un chemin parsemé d’embûches ? Parce que nous avons la peur chevillée aux tripes que nous façonner c’est façonner le monde. A cet endroit nous restons dans cette dualité « c’est lui ou c’est moi ». Nous voilà dans la forfaiture, ce crime de lèse-majesté : si je me dis, me raconte, me mets en scène, me dessine, me jardine, me danse, me colore, alors le monde dans ma peur, mon fantasme ou mon vécu du désamour va me rejeter, m’ignorer, m’exiler, m’enfermer, me détruire.

Nous voilà coincé dans des fidélités, des postulats, des croyances, des injonctions.

Et si l’enfant dans une nécessité de survie se plie à l’adaptation demandée et nécessaire, il garde dans un développement normal cette capacité à se réinventer et à être dans la vie. Coûte que coûte. Alors prendre le chemin de sa créativité c’est avancer à petits pas sur une redécouverte de soi. Une réappropriation de son destin.

 

Quel chemin, quels risques à prendre ?

Comment retrouver le chemin de notre singularité, retrouver la force de la créativité quand nous voilà adultes dit réalisés et bien campés dans nos vies. Comment nous accueillir sans jugement, sans peur. Avec la foi que nous aurons notre place dans le monde et que notre parole, aussi particulière soit-elle sera acceptée à défaut d’être comprise.

C’est cet immense défi qui nous convoque : être soi, être irremplaçable. Parce que être Soi dans mon inventivité constituera le socle qui me permettra d’être traversée par le

monde, d’être présents au monde dans cette juste distance qui autorise le partage, la collaboration et la réciprocité. C’est éprouver que rien n’est acquis, que la fluctuation et le mouvement sont le propre de la vie. Que ce qui est aujourd’hui, ne sera peut-être pas demain.

 

Accepter le chaos. Que dans ce chaos il y a une part de nous qui demande à exister, qui demande à être reconnue. Cette petite musique qui nous semble discordante. Cette sonorité peu habituelle à notre oreille. Cette représentation de nous-même qui laisse place à l’inconnu. Et cette inventivité de soi qui va laisser émerger cette forme à venir. Nous voilà tout surpris. Il n’est pas rare alors d’entendre certaines personnes qui nous connaissent bien nous dire je t’avais montré le chemin, je te l’avais dit. Mais rien ne peut se dire, rien ne peut s’entendre tant que cet espace refoulé de nous-même nous n’en avons pas fait l’expérience.

 

Certains pensent que la créativité est forcément artistique : non.

La créativité c’est donner une réponse inattendue, c’est surprendre et se laisser surprendre. Ainsi si certains métiers peuvent sembler plus créatifs, ils ne reflètent pas

nécessairement l’élan vital d’un aller vers soi.

La créativité permet d’agrandir son espace intérieur et de le renforcer. Me voilà plus riche de sensations, de contenus, d’envies.

La créativité c’est le chemin particulier que je vais emprunter pour aller d’ici à là-bas. Ce qui fait j’emprunterai le chemin des écoliers, la face ardue de la montagne, à moins que je préfère un passage secret. Peu importe le chemin, la direction, c’est mon chemin, et vous avez votre chemin.

De quelle manière vais-je dialoguer avec le monde sans crainte qu’il me dévore, me détruise ou me submerge ? Quel sera ce geste anodin mais riche de sens pour moi où dans ma surprise, mon étonnement et ma prise de risque je vais apporter ma contribution à me vivre au monde. Et ainsi être dans l’expérience du lien, un maillage de relations présentes, futures ou passées. Des liens qui perdureront quoiqu’il arrive même si la relation s’arrête. Des liens qui nous enracinent dans le monde. Traversés par la vie.

 

La créativité c’est ce qui donnera ma forme singulière et me donnera la force de me différencier d’avec le monde pour mieux le rencontrer.

 

C’est apprendre que la responsabilité apaise la culpabilité. Cette culpabilité intrinsèque à notre existence. Cette culpabilité qui témoigne de tous les lieux où nous nous sommes trahis, mais surtout nous avons abandonnés des parts de nous-même par ce que cela nous semblait nécessaire pour gagner notre place dans le monde.

 

La créativité c’est aussi ce qui me fera supporter la précarité nécessaire. La précarité qui définit une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation acceptable dans un avenir proche. La précarité qui nous demande d’accepter que demain ne sera pas comme aujourd’hui. Que je rencontrerai douleurs et joie, qu’aujourd’hui est la vie et demain sera la mort. Que parce qu’il y a la mort, la vie est précieuse. Cette précarité qui me demande de contacter l’expérience du lien, ma créativité pour continuer à être au monde dans ce paradoxe de me sentir en sécurité avec ma précarité.

La certitude côtoie la peur et la panique parfois. Je ne sais pas où je vais, ni comment. Je sais juste que cela me met sur un chemin de réconciliation et d’expériences.

Que cette expérience fait aussi expérience pour d’autres. 

 

Article extrait de la revue Post'Art 8 - parution mai 2022 

Rédacteur en chef : Pierre Raffanel